Trump ou le mercantilisme 3.0
Jusqu’à fin avril les marchés actions poursuivirent leur parcours d’équilibriste sur le chemin de crête entre activité économique convalescente et soutien monétaire indécis. À partir du mois de mai, l’impact du durcissement de la posture de l’Administration Trump dans ses négociations commerciales avec la Chine a rappelé aux investisseurs la fragilité de cet équilibre.
Ainsi, après quelques bousculades, les marchés d’actions sont aujourd’hui retombés proche des niveaux de fin mars. En revanche, les marchés obligataires continuent d’envoyer le message sans équivoque d’une croissance globale mal orientée et déflationniste.
La question qui est posée aux marchés dans l’immédiat est de juger si la possibilité d’une nouvelle accélération de la croissance globale – tirée par le plan de relance chinois, les effets de base favorables après le trou d’air de 2018, des politiques monétaires globalement accommodantes et la résilience de l’activité américaine – l’emporte sur le ralentissement de l’économie outre-Atlantique, victime à retardement du resserrement monétaire excessif de 2018, du vieillissement naturel d’un cycle économique déjà très long, des effets boomerang d’une politique commerciale ouvertement mercantiliste, et empêche ainsi tout rebond d’activité global.
Notre jugement demeure inchangé aujourd’hui : le maintien de l’équilibre entre ces deux forces est fragile et le potentiel d’un éventuel sursaut est largement empêché par les contraintes à la fois structurelles (surendettement, contraintes des politiques monétaires) et conjoncturelles (tensions commerciales) qui s’y opposent. À plus long terme, l’interrogation qui ne peut être ignorée concerne la portée globale de la rivalité croissante entre la Chine et les États-Unis. Pour la première fois depuis trente ans, la géopolitique pourrait de nouveau affecter profondément le commerce mondial.
États-Unis vs Chine : y a-t-il de la place pour deux puissances mercantilistes ?
Il semble que les marchés aient mis du temps à admettre que les tensions récentes entre États-Unis et Chine reflètent davantage qu’un conflit commercial mais bien une rivalité stratégique. L’ouvrage Death by China de Peter Navarro, conseiller très écouté de Donald Trump, date pourtant de 2011 et reflète sans ambigüité le fameux « complexe de Thucydide » que ressentent les États-Unis aujourd’hui à l’égard de la Chine (par analogie à la rivalité qu’éprouva dans la Grèce antique Sparte à l’égard de l’impérialisme grandissant d’Athènes, et qui mena à la guerre du Péloponnèse).
De façon moins martiale, les tensions sino-américaines peuvent aussi s’interpréter comme une rivalité incompressible entre deux puissances mercantilistes (voir notre note d’avril 2017, “Les investisseurs de long terme devraient se défier du populisme”). Les États-Unis de Donald Trump ne croient pas aux vertus du libre-échange, dont ils s’estiment « victimes », et y préfèrent, comme au XVIIème siècle l’Angleterre, la Hollande ou la France de Colbert, l’exploitation musclée d’un rapport de force favorable vis-à-vis de ses partenaires commerciaux pour enrichir le pays par la production d’excédents commerciaux et le soutien à l’investissement industriel domestique. Cette politique commerciale rentre naturellement en confrontation directe avec celle de la Chine, elle-même accusée non sans raison d’un comportement également mercantiliste. En toute logique, elle s’étendra tôt ou tard à toutes les nations dont le solde commercial positif avec les États-Unis contrevient aux ambitions mercantilistes de l’Administration Trump, à commencer par l’Allemagne et le Japon.
Il ressort que la montée des tensions commerciales entre les États-Unis et ses partenaires commerciaux est inhérente au modèle économique choisi par l’Administration Trump, et s’ajoute, dans le cas de la Chine, à une rivalité géostratégique. L’intensité de cette dernière est illustrée par la violente attaque portée à Huawei, entreprise d’importance capitale pour la Chine, par un gouvernement américain qui n’hésite pas à user du pouvoir exorbitant d’extraterritorialité de ses injonctions de boycott pour tenter d’isoler mortellement le groupe chinois.
Le problème pour nous, investisseurs, est que cette remise en cause du modèle de « globalisation heureuse » des dernières décennies ajoute aux incertitudes de court terme la menace durable d’une perturbation des chaînes logistiques globales pour les marges des entreprises, d’un renchérissement des coûts pour les consommateurs et d’un ralentissement du commerce mondial. Difficile à tout le moins dans ce contexte d’escompter une revalorisation substantielle des marchés d’actions à partir des niveaux actuels sans un nouveau deus ex machina sur la scène monétaire.
Les banques centrales ont-elles encore la main sur leur pierre philosophale ?
Le risque est que la pression des marchés doive s’élever bien davantage avant qu’un virage monétaire marqué change suffisamment la donne.
Les marchés se sont habitués depuis dix ans à ce que les banques centrales transforment, d’un coup de politique monétaire magique, toute mauvaise nouvelle économique ou politique en bonne nouvelle pour les marchés. L’année 2018 a donné la mesure de l’addiction dangereuse des marchés à cette corne d’abondance. Et leur rebond pendant les quatre premiers mois de l’année 2019 s’est une nouvelle fois construit sur le message que la Fed avait renoncé à les sevrer de leur dépendance pour longtemps.
Le problème pour les marchés est que, même si le cycle de hausse des taux directeurs entamé il y a deux ans a été interrompu, l’économie américaine a continué de ralentir cette année, tandis que la réduction du bilan de la Fed se poursuivra encore jusqu’au mois de septembre. Par conséquent, si l’espoir d’une baisse des taux d’intérêt entretient la résilience des marchés et empêche du même coup le dollar de s’apprécier plus fortement, ceci même pendant la baisse des marchés du mois de mai, la réalité est que la politique monétaire menée effectivement aujourd’hui soutient la croissance américaine comme la corde soutient le pendu. Elle devra prendre un tour autrement plus accommodant pour endiguer les effets déflationnistes sur une croissance déjà en décélération d’un durcissement des tensions commerciales avec la Chine, a fortiori si la monnaie chinoise venait à s’affaiblir sensiblement.
Le risque est donc que la pression des marchés doive s’élever bien davantage avant qu’un virage monétaire marqué change suffisamment la donne. Quant aux banques centrales européenne et japonaise, leurs marges de manœuvre sont désormais très réduites, en particulier pour la première,dont on saura le mois prochain si son nouveau président, qui succédera à Mario Draghi en octobre, est enclin à faire preuve en cas de besoin d’autant de flexibilité et d’inventivité que son prédécesseur.
L’Europe entre le marteau et l’enclume
Dans ce contexte complexe, l’Europe n’est pas en position de force. Outre les limites du soutien monétaire qu’elle peut espérer, et qui dans le scénario d’une « guerre des changes » entre la Chine et les États-Unis la pénaliserait d’un euro trop fort, l’Europe présente plusieurs vulnérabilités. L’issue récente des élections européennes n’est guère en cause. Certains grands partis traditionnels ont été décimés, notamment en France et au Royaume-Uni, mais l’intérêt pour l’Europe s’est plutôt confirmé, le poids relatif des partis europhobes a globalement peu évolué par rapport à 2014, et la communauté d’intérêts grandissante pour des politiques de croissance plus affirmées devrait faire plutôt davantage consensus qu’auparavant.
La difficulté est ailleurs. Elle réside d’abord dans le processus de réformes qui semble bien s’être durablement interrompu. Au niveau local, plusieurs pays européens, dont l’Italie et la France, n’ont reconstitué aucune marge de manœuvre budgétaire pour contrecarrer le prochain ralentissement économique, tandis qu’au niveau de l’Union le projet macronien de constitution d’un budget de relance européen est durablement enlisé. L’autre source de vulnérabilité provient d’une situation très passive dans la rivalité sino-américaine. Celle-ci risque en effet de la faire souffrir aussi bien en cas d’aggravation des perspectives économiques globales (le rythme d’activité économique de l’Europe est étroitement dépendant de la dynamique du commerce mondial) qu’en cas d’accord commercial éventuel entre Chine et États-Unis, fût-il précaire, qui se ferait sur le dos de l’Europe. La cohésion économique et politique de l’Europe ainsi que la puissance des groupes européens sont insuffisantes aujourd’hui pour défendre efficacement leurs intérêts dans un monde de rivalités mercantilistes croissantes. Le secteur automobile européen parviendra-t-il à éviter de tenir le rôle de première victime expiatoire de cette vulnérabilité ?
Méfiance et discipline donc sur les marchés, en dépit du remords des analystes financiers, qui petit à petit reviennent sur leur excès de pessimisme de début d’année, quand ils effondrèrent leurs estimations de résultats des entreprises pour 2019. C’est pourquoi nous avons maintenu et renforcé au cours des deux derniers mois une stratégie d’investissement prudente. Elle est reflétée dans les portefeuilles actions par des niveaux d’exposition modérés, privilégiant les valeurs à croissance peu cyclique. Quant aux portefeuilles obligataires, ils affichent des durations relativement élevées, et des positions dans les obligations privées extrêmement sélectives.
Source : Carmignac’s note du 03.06.2019 – par
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